Rwanda, Bisesero, 1994 : la clé du 27 juin, c’est le 13 mai

27 juin 1994, Bisesero, ouest du Rwanda. Un convoi de soldats français de l’opération « humanitaire » Turquoise fait se découvrir aux yeux des génocidaires des centaines de civils tutsis pensant qu’on vient enfin les secourir. Ils sont alors près de deux mille à se cacher depuis le massacre qui, un mois et demi plus tôt, le 13 mai, a fait près de cinquante mille victimes parmi les leurs. Mais voilà que le chef français du convoi repart sans eux, leur expliquant qu’il ne sera en mesure de leur porter secours que d’ici trois jours. Dans ce délai, la moitié des rescapés tutsi du massacre du 13 mai vont être exterminés. Ils viennent en effet de se découvrir aux yeux d’un chef milicien servant de guide aux Français, ces derniers prenant soin, après avoir abandonné les civils tutsi, de le raccompagner à l’endroit où ils l’ont pris pour leur servir de guide. Un peu plus tôt, les Tutsi l’ont pourtant dénoncé comme étant un des chefs génocidaires de la région. Les Français n’ignorent donc pas qu’en le relâchant, ce dernier va prévenir sa hiérarchie, indiquer que les Tutsi sont encore nombreux, indiquer l’endroit où ils se cachent, indiquer surtout le délai qu’ils ont pour en venir à bout.

Il y avait pourtant des solutions : maintenir le guide génocidaire en quarantaine pendant les trois jours, escorter les Tutsi à pied jusqu’au campement des Français de Gishyita (une heure à pied), ce tandis que la nuit était en train de tomber et que les génocidaires étaient rentrés chez eux, les escorter jusqu’à Kibuye où ils seraient arrivés à 21h, laisser des soldats français sur place le temps que du renfort arrive. Des solutions, il y en avait.

Alors le deuxième round du génocide de Bisesero va pouvoir se mettre en place exactement selon les modalités qui prévalurent au massacre des cinquante mille civils tutsi un mois et demi plus tôt au même endroit.

Une fois que le guide a prévenu sa hiérarchie, on fait appel, comme ce fut le cas le 13 mai, aux Interahamwe [milice génocidaire formée par les soldats français de l’opération Noroît en 1992 et 1993] d’autres régions (Cyangugu, Gisenyi…) Comme ce fut le cas un mois et demi plus tôt, les bus remplis d’assassins déferlent sur Bisesero.

Comme ce fut le cas le 13 mai, les Tutsi voient réapparaître, dans les mains des tueurs, ces machettes neuves tranchantes des deux côtés, et dont d’anciens génocidaires se rappellent aujourd’hui que des soldats de Turquoise les leur distribuaient en les prenant de caisses de leur Jeep alors garées chez le colonel Simba à Cyangugu.

Là s’arrête la comparaison. Fin juin, les Tutsi ne sont plus que deux mille. Au matin du 13 mai, ils étaient cinquante mille. Fin juin, épuisés, décimés, les Tutsi ne peuvent plus que se cacher. Avant le 13 mai, leur courage et leur intelligence avaient conduit les Interahamwe à craindre ces hommes, femmes et enfants en guenilles et sans arme ! Alors pourquoi donc les Tutsi n’ont-ils, dans ces conditions, pu résister au massacre du 13 mai ? En voici la réponse.

Devant tant de bravoure, les génocidaires avaient pris peur et ne voulaient plus risquer leur vie pour les exterminer. Aussi fallut-il trouver une solution pour venir à bout de la dernière poche de résistance au génocide. Il fut fait appel à des soldats blancs pour encadrer ces génocidaires venus de partout et leur donner du courage à la tâche.

Le scénario fut simple : encerclement des montagnes par la population hutu encadrée par les Interahamwe, puis ouverture du feu à l’arme lourde par les soldats blancs, puis mitraillage par les soldats blancs et rwandais, enfin entrée en scène des petites mains du génocide pour achever le peu de survivants.

Pylone

Rescapés de Bisesero décrivant les Blancs du 13 mai 1994 devant la télévision rwandaise en 2014

Tous les Tutsi, parmi les rescapés du massacre du 13 mai, n’ont pas vu les Blancs lors de ce grand massacre. Ces derniers n’étaient en effet que plusieurs dizaines parmi une foule de milliers de génocidaires rwandais. Mais ils étaient aux commandes. Certains Tutsi ne les ont vus que le 12 mai, lors de la préparation du massacre, d’autres ne les ont vus que le 13, d’autres les deux jours, d’autres enfin ne les ont pas vus du tout.

Maintenant revenons au 27 juin. Pourquoi ceux des Tutsi qui ont vu les Blancs du 13 mai font-ils alors confiance aux soldats français en sortant de leur cachette ? Une réponse nous est donnée par Siméon Karamaga, chef adjoint de la résistance à Bisesero. Siméon ne les a vus, lui, que le 12 mai, lorsqu’ils se sont regroupés à Ruhuha avec les génocidaires rwandais.

Siméon Karamaga, chef adjoint de la résistance à Bisesero

Siméon Karamaga

Quand on lui demande pourquoi il se découvre pour rejoindre les soldats français le 27 juin, lui qui vient pourtant de détailler les circonstances dans lesquelles il a vu des Blancs rejoindre ses assassins la veille du grand massacre un mois et demi plus tôt, il répond : « Là, ils nous appelaient. Imaginez-vous être en train de mourir depuis longtemps. Si quelqu’un vous appelle pour vous dire qu’il va vous sauver, vous n’hésitez pas. »

(Interview de Siméon Karamaga : http://www.bisesero.net/pages/l-enquete/extraits-filmes-de-temoignages.html)

C’est ce que disent d’autres rescapés tutsi qui avaient en mémoire, au moment de se découvrir le 27 juin, ces Blancs du 13 mai. Ils n’ont alors plus rien à perdre. Et puis ces Blancs-là ne sont-ils pas déployés dans le cadre d’une mission humanitaire ? Pourquoi, peuvent-ils légitimement se demander, auraient-ils nécessairement un lien avec ceux du 13 mai ?

Maintenant interrogeons-nous. Le 27 juin 1994, l’occasion était offerte de montrer à la presse que l’opération Turquoise était là pour sauver des civils menacés de massacre. Pourquoi dès lors se priver d’une telle démonstration devant les journalistes alors présents dans le convoi ?

L’occasion était pourtant inespérée ! Des civils tutsi en train de se faire exterminer sortent de partout et demandent la protection de la mission humanitaire française, tout cela devant des journalistes ! C’est un cadeau pour la communication de Turquoise ! Alors pourquoi ne pas se saisir de cette opportunité afin d’en faire la une de tous les journaux ? Pourquoi ?

Cette question que je pose ici est celle à laquelle m’a un jour demandé de m’emparer Bruno Boudiguet, auteur de « Vendredi 13 à Bisesero ». Je pense qu’il venait là de comprendre la raison de l’abandon par Turquoise des Tutsi de Bisesero le 27 juin 1994.

Car la réponse à la question pourrait bien être qu’il ne fallait pas prendre le risque que des rescapés témoignent de la participation active de ces soldats blancs (français pour certains témoins) au massacre du 13 mai. Et puis quant aux démonstrations à la presse du caractère prétendument humanitaire de Turquoise, n’était-ce pas le camp de Nyarushishi qui avait été choisi pour remplir cette fonction ?

Siméon Karamaga est décédé en mai dernier. Il fait partie de ces hommes rares qu’il est donné de croiser dans sa vie, rare par un courage d’exception tel qu’il aura fallu faire appel à des forces extérieures avec des armes lourdes pour venir à bout d’hommes et de femmes tels que lui, des civils en guenilles munis de bâtons et de pierres !

Aussi ne faisons pas silence sur l’unique raison pour laquelle les Tutsi de Bisesero ont été défaits le 13 mai, au risque de les priver de l’honneur qu’ils méritent. Il nous faut pour cela écouter tous les témoins sans s’en tenir à ceux qui n’ont pas vu les Blancs du 13 mai. Les téléspectateurs rwandais ont entendu certains des rescapés de Bisesero témoigner de la participation active de Blancs à ce grand massacre. Il n’empêche que ces rescapés souffrent de ce que leur pays, à de trop rares exceptions, ne relaie qu’insuffisamment leur parole.

La liste est longue de ces rescapés qui ne comprennent pas que l’Histoire dont ils témoignent ne soit toujours pas accessible dans les mémoriaux. Eux sont à leur disposition. L’Histoire s’écrit lentement, mais les témoins ne sont pas éternels. Aujourd’hui il est temps d’offrir aux cinquante mille Tutsi morts pour une grande partie le 13 mai sous le feu des armes lourdes, la vérité une et indivisible pour sépulture.

Serge Farnel

Source: Igihe

Article en kinyarwanda

 

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