Grands Lacs Hebdo

Serge Farnel : « Il ne suffit pas de dire « Plus jamais ça ». Il faut déconstruire le mécanisme génocidaire ».

Le nouveau livre de Serge Farnel, « Bisesero. Le ghetto de Varsovie rwandais », est disponible chez Ikirezi. Il est également lu par l’auteur et diffusé chaque jour depuis le 7 avril sur Radio 10 à 19h05. Egalement sur Contact FM. Il sera ainsi lu durant les cent jours de la commémoration. Extrait de l’intervention de Serge Farnel, à l’occasion de la conférence de presse du 3 avril 2014 à Kigali :

« L’objet de mon livre est de parcourir les cent jours de génocide à Bisesero. La particularité de cet ouvrage, c’est qu’il n’existe pas au sein des quelques 700 pages un mot, une phrase, qui n’ait sa source. Il y a dans ce livre 4.500 notes. Pourquoi ? Parce que cette histoire est trop importante pour qu’elle ne soit pas sourcée autant que possible. Ca, c’était vraiment quelque chose d’essentiel.

Je suis parti de l’idée qu’il n’existe pas de témoin omniscient, je veux dire qui sait tout sur tout, qui sait tout ce qui se passe à n’importe quel moment ou à n’importe quel endroit. Donc comment faire pour tout de même faire exister une sorte de témoin omniscient ? Eh bien, il nous faut beaucoup, beaucoup de témoins pour chacun des cent jours de ce génocide dans cette région. Donc on a beaucoup travaillé. Je parle de Bruno et moi et également de tous ceux qui nous on précédés. C’est-à-dire que ce livre est basé non seulement sur l’enquête que j’ai réalisée en avril 2009 et en février 2010, mais également sur celle qu’a poursuivie Bruno Boudiguet qui est venu mener sa propre investigation à plusieurs reprises au Rwanda. Il a interrogé de très nombreux témoins. Je me suis également appuyé sur les travaux d’African Rights, à qui je veux ici rendre un hommage très appuyé puisque sans leurs travaux, nous n’en serions pas là aujourd’hui, également sur tous ce qui a pu être dit au Tribunal Pénal International pour le Rwanda puisque la question de Bisesero y a été abordée. Il y a bien sûr le rapport Mucyo, incontournable, qui aborde la question de Bisesero essentiellement fin juin, et puis les sources qui viennent de journalistes divers, de toutes nationalités. Ils ont essentiellement couvert l’opération Turquoise. On retrouve toutes ces sources dans mon ouvrage. Quand je m’autorise à faire connaître une analyse personnelle, je le fais en prenant soin de l’annoter, ce que je fais en précisant qu’il s’agit d’une réflexion de l’auteur. Ainsi le lecteur sait que c’est moi qui m’exprime. J’ai fait en sorte que le récit inclus dans ce livre soit une sorte de concaténation de toutes les paroles aussi bien de témoins rescapés que d’anciens génocidaires. Qu’est-ce que je garde finalement ? Je préserve l’information qu’ils nous livrent ainsi que la façon dont ils nous la livrent. Si un rescapé me dit par exemple que lorsque les armes lourdes crachaient leurs projectiles le 13 mai 1994 sur les collines de Bisesero, il sentait « la montagne se déchirer », le lecteur retrouvera l’expression « la montagne qui se déchire » dans le récit, et cette expression ne sera pas de moi. J’indique alors de qui elle vient. Aussi je ne me suis pas permis d’employer des mots autres que les leurs. Autrement dit, ce livre est le livre de centaines de témoins.

Il faut bien comprendre l’élaboration de cet ouvrage très particulier. Il aura été un véritable outil de travail. Cela signifie qu’il m’a été nécessaire au moment où j’ai commencé à réaliser cette enquête à Bisesero. Ce document a ensuite été nécessaire pour que moi-même et Bruno Boudiguet posions aux témoins des questions qui avaient un sens. Pour comprendre l’Histoire, il fallait des questions pertinentes susceptibles de nous permettre d’avoir en retour des réponses pertinentes. Il fallait donc que nous soyons à chaque moment, à chaque instant, au meilleur niveau de connaissance de l’Histoire de Bisesero. Donc ce livre s’est construit petit à petit et représentait à tout moment notre niveau de connaissance sur le sujet. Chaque fois que nous avions des témoignages nouveaux, ce livre grossissait. Nous finissions par poser des questions si précises qu’on est par moments arrivé, je dois le dire, à surprendre les témoins.

Je vais maintenant aborder mon livre proprement dit. Je parlerai ici essentiellement de la période Turquoise. Je laisserai à Bruno Boudiguet le soin de parler de points plus sensibles, notamment la journée du 13 mai 1994.

27 juin 1994. C’est une date importante. Il s’agit de la rencontre, à Bisesero, de militaires et journalistes français avec des Tutsi en cours d’extermination. Ces derniers sortent de leur cachette pour aller à leur rencontre. Ils se découvrent aux yeux de leurs tueurs pour expliquer aux Français le danger d’extermination qu’ils encourent, pensant qu’ils vont les protéger. Mais le convoi finit par les abandonner aux génocidaires. Le chef du convoi, le lieutenant-colonel Jean-Rémy Duval, décide de repartir pour Kibuye en leur promettant de venir les protéger d’ici trois jours, prétextant qu’ils n’ont pas les moyens à cet instant de rester avec eux et de les protéger. Les témoignages que nous avons recueillis et que l’on trouve dans mon livre montrent qu’il y avait énormément de possibilités pour sauver les Tutsi.

Il est prétexté par Jean-Rémy Duval qu’ils n’ont pas suffisamment de moyens pour leur porter secours, notamment qu’ils n’ont pas de camions pour pouvoir les transporter. Or le lendemain, quand démarreront les massacres perpétrés à l’encontre de Tutsi découverts le 27 juin, comment donc ont été convoyés les génocidaires ? On a trouvé des camions à l’issue d’une réunion qui s’est déroulée à Gishyita et à laquelle participaient des soldats français au côté des génocidaires rwandais. Or ces camions n’ont pas été utilisés pour évacuer les Tutsi, mais pour convoyer les génocidaires qui allaient les tuer.

(…)

Les soldats ne sont pas restés sur place pour protéger les Tutsi au prétexte qu’ils auraient craint les rebelles Inkotanyi prétendument présents à cet endroit. Imaginons que Duval, quand il se rendait à Bisesero, ait vraiment cru qu’il y avait peut-être là des Inkotanyi. Il se rend maintenant à Bisesero, y rencontre des Tutsi. Ces derniers lui disent qu’ils sont en danger, qu’on les attaque jours et nuits. Eh bien si les Inkotanyi sont dans la région, que ne les protègent-ils pas ? C’est pourtant simple. Ils n’arrivent pas à les trouver ? Mais non, c’est une blague, une farce ! Il n’y a pas d’Inkotanyi à cet instant à Bisesero.

Lorsque le 30 juin, certains journalistes dont la voiture est tombée en panne vont s’arrêter, il ne faudra que quelques secondes pour que des Tutsi les rejoignent. Ce n’est donc pas difficile de trouver ces Tutsi. Cette expérience va être reproduite à plusieurs reprises au cours de cette journée. Mais les Inkotanyi seraient donc si bêtes qu’ils ne parviendraient, eux, pas à les trouver ? Aussi Duval ne peut raisonnablement pas s’imaginer qu’il y a des Inkotanyi dans la région.

Le convoi, après avoir abandonné les Tutsi, raccompagne le guide, Jean-Baptiste Twagirayezu. C’est normal, c’est un guide. Si ce n’est que deux jeunes Tutsi viennent de faire savoir que c’était un des grands chefs miliciens de la région. Duval l’a ainsi appris, lui aussi. Donc le bon sens, toujours le bon sens ! Vous, moi, que faisons-nous à la place de Duval ? Ce chef milicien vient d’apprendre qu’il y a près de deux mille Tutsi survivants et que les Français reviendront dans trois jours seulement les sauver. Il sait où nombre d’entre eux se cachent. Que faites-vous ? Qu’est-ce que je fais, moi ? Eh bien, on le met en quarantaine, le temps de sauver les Tutsi. On l’empêche de communiquer avec sa hiérarchie, de transmettre les informations qu’il détient. Mais non, Duval le relâche. C’est une farce. Une farce.

Qu’est- ce que fait Jean-Baptiste Twagirayezu dans les minutes qui suivent ? Je l’ai interviewé. Il me dit à peu près la même chose que ce qu’il a dit à la commission Mucyo, avec quelques détails de plus. Il va dans un bar, celui d’Athanase Namuhoranye. Il y a dans ce bar des génocidaires qui ont l’habitude de venir prendre un verre à cet endroit. Il leur donne l’information, il prévient sa hiérarchie, il prévient tout le monde, l’assistant du bourgmestre de Gishyita, Charles Sikubwabo. Il leur donne toutes les informations qu’il a en sa possession : le délai, l’effectif des Tutsi ainsi que l’endroit où ils se trouvent. Et tout s’organise. Ça, c’est du bon sens. Toujours le bon sens.

(…)

Ça, c’était pour la date du 27 juin. Le 28 juin, les massacres reprennent. Le 13 mai, il y a eu un massacre génocidaire d’une grande intensité dans cette même région : 40.000 civils tutsi massacrés avec l’appui déterminant de soldats blancs, francophones, français selon des témoins clés. Plus de cinquante rescapés témoignent que ces soldats blancs leur tiraient dessus à l’aide d’armes lourdes. Ce sont les génocidaires rwandais qui « travaillaient » ce jour avec ces soldats blancs qui sont, pour certains, en mesure de dire que ces derniers étaient français. Mais il reste des survivants. Or les génocidaires savent maintenant où ils se trouvent. On utilise alors de grands moyens pour pouvoir les anéantir, et surtout exterminer les témoins du 13 mai.

Pour ce qui concerne les massacres des 28 et 29 juin à Bisesero, je vais vous parler des hélicoptères du Turquoise qui y ont directement participé. Vous connaissez Thierry Prungnaud, ce gendarme du GIGN qui aurait désobéi à son chef pour sauver les Tutsi le 30 juin. Il écrit dans le livre « Silence Turquoise » que les massacres auraient été mis en œuvre fait de façon discrète pour ne pas attirer l’attention des pilotes d’hélicoptères de Turquoise. La question que je me pose est simple : pourquoi dit-il cela ? Pourquoi défend-il a priori les pilotes d’hélicoptères de Turquoise. Pourquoi ? Ce sont des questions que je me pose. Comment sait-il cela ? Les massacres n’étaient pas discrets. Les génocidaires utilisaient des armes à feu. Nous avons au contraire des témoignages précis faisant état de ce que les hélicoptères de Turquoise participaient directement au débusquage des Tutsi afin qu’ils se fassent machetter.

( …)

Je voudrais conclure en disant que ce que je souhaite à mon livre, c’est qu’il soit bientôt dépassé par de prochaines enquêtes plus précises encore. Je voudrais rappeler qu’en plus des témoignages que j’ai recueillis, toutes les sources que je mentionne dans mon ouvrage - je pense notamment aux travaux d’African Rights, de la commission Mucyo et de Bruno Boudiguet - sont pour moi autant d’hommage à leur endroit. Je pense enfin que si nous voulons vraiment faire en sorte qu’il n’y ait plus à l’avenir de génocide, il ne suffit pas de dire « Plus jamais ça ». Il faut déconstruire le mécanisme génocidaire. C’est alors seulement qu’il nous sera possible de lutter efficacement pour prévenir d’éventuels génocides. »

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De Paul Barril à l’Élysée, en passant par les artilleurs du DAMI : les suspects n°1 (première partie)

par Bruno Boudiguet

Qui sont ces Blancs francophones du vendredi 13 mai ? Pour tenter de répondre à cette question, appuyons-nous d’abord sur des éléments de contexte. Entre 1990 et 1994, période de gestation du génocide, de nombreux documents et témoignages font état de la collusion entre Barril et l’Akazu, pour le compte de l’Élysée. Paul Barril vend lui-même la mèche : il faisait « de la diplomatie secrète, pour le compte de la France. (…) Je parlais avec M. de Grossouvre [conseiller spécial à l’Élysée], je lui remettais des fiches, qu’il remettait le lendemain matin au petit-déjeuner, ou le soir, au président Mitterrand. Ça, vous pouvez me croire, il y avait moins de vingt-quatre heures entre le rapport et son retour auprès du chef de l’État. » Plus que de la diplomatie, ce sont des actions souterraines via sa société de droit privé, Secrets, qui est accréditée défense, comme n’a pas manqué de le faire remarquer l’ex-gendarme de l’Élysée. Une réunion au sommet a lieu le 24 avril à Gbadolite, le palais de Mobutu, président du Zaïre. Herman Cohen, l’ancien “Foccart” étatsunien, y participe. Il vient d’ailleurs d’être reçu à Luzarches par Jacques Foccart, le patriarche de la Françafrique. Michel Aurillac et Robert Bourgi, sortes de fondés de pouvoir de Jacques Foccart, sont accompagnés de dignitaires de la Belgafrique. On se demande quelle est la réelle teneur de cette réunion aux allures synarchiques. Toujours est-il que le lendemain, selon l’une de ses auditions chez le juge Bruguière, Paul Barril est à Gbadolite. Il semble que des émissaires du Gouvernement intérimaire rwandais y aient été présents le même jour. Dominique Pin, de la cellule africaine de l’Élysée, fera aussi, quelques temps plus tard, le voyage. Deux jours plus tard, Barril reçoit de la part du ministre de la Défense rwandais, Augustin Bizimana, une lettre de “confirmation d’accord” pour une aide militaire. Selon une source à Kigali, Barril est semble-t-il déjà dans la capitale rwandaise le 27 avril, ce que l’intéressé va confirmer. Il est chargé de réactiver les CRAP rwandais, dont les unités avaient été créées par des instructeurs français, et les forme au camp de Bigogwe, dans le nord-ouest. L’opération est baptisée d’un nom évocateur, les Tutsis étant surnommés ‘‘cafards’’ par leurs bourreaux : “Insecticide”. Le but affiché n’est toutefois pas de participer au génocide contre les civils tutsis, mais de mener des opérations contre les rebelles derrière les lignes du FPR, lignes poreuses car s’étalant sur de longues distances.

Le 4 mai, Théodore Sindikubwabo, le président intérimaire du Rwanda, appelle le général Quesnot, à l’Élysée, qui transmet ses remerciements à François Mitterrand, avant de lui exposer la situation politico-militaire, qui est alarmante. Il indique néanmoins au président français disposer « des moyens et des relais d’une stratégie indirecte qui pourraient rétablir un certain équilibre. » Pendant ce temps-là, le colonel Kayumba rencontre plusieurs fois le général Huchon, chef de la coopération militaire. Cyprien Kayumba se vantera plus tard d’avoir été le plus efficace pour obtenir des munitions. Le 6 mai, un devis d’une commande de plusieurs millions de dollars de munitions est édité par la Sofremas, société française parapublique de ventes d’armes.

Toujours le 6 mai, un avion décollant du Bourget est affrété par Paul Barril, avec pour destination Goma. À son bord, la fine fleur des Barril Boys, qui ont pour la plupart servi dans les forces spéciales françaises. Selon Christophe Boltanski, le Gouvernement intérimaire fait un virement de 130 000 dollars le lendemain pour la location de l’avion. À la période fatidique de la mi-mai, les miliciens de Gisenyi sont convoyés à Bisesero pour participer au massacre. Or, selon l’opérateur radio Richard Mugenzi, ils font un curieux détour par Bigogwe, là précisément où Barril est en train de former ses CRAP. Le 14 mai, en pleine opération génocide à Bisesero, d’après un discours du préfet Kayishema retransmis sur Radio Rwanda, deux des proches collaborateurs rwandais de Barril sont présents à Kibuye. Il s’agit d’abord d’Augustin Bizimana, ministre de la Défense. C’est lui qui, plus tard, donnera l’ordre à l’ambassade du Rwanda à Paris de verser son dû à l’ex-gendarme. On vient de voir également que c’est lui qui écrit à Barril le 27 avril pour lui demander de l’aide. Ce ministre donne semble-t-il le feu vert pour que les militaires, dont l’appui est déterminant, soient envoyés à Bisesero le 13 mai. Le second collaborateur rwandais de Paul Barril est le chef de la Gendarmerie nationale, Augustin Ndindiliyimana. Ce dernier sera chargé de régler avec Barril les suites du fameux contrat d’assistance du 28 mai.

Ephrem Rwabalinda, émissaire du gouvernement rwandais, rencontre le général Huchon plusieurs fois, entre le 9 et le 13 mai au ministère de la Coopération. Au menu : « la présence physique des militaires français au Rwanda pour des coups de mains dans le cadre de la coopération », ou encore « L’utilisation indirecte des troupes étrangères régulières ou non. » Notons que Rwabalinda est bien connu de Barril puisqu’il a travaillé de concert avec lui au sein des services secrets rwandais G2. On apprend enfin que « le téléphone sécurisé permettant au général Bizimungu et au général Huchon de converser sans être écouté (cryptophonie) par une tierce personne a été acheminé sur Kigali. » Le 5 mai 1994, 435 000 francs étaient prélevés sur le compte de la Banque de France au profit de la Banque nationale du Rwanda, en vue d’un règlement à Alcatel... Coïncidence ?

Barril est également ‘‘en contacts’’ avec le ministère de la Coopération, qui a à sa tête Michel Roussin, un des piliers de la Françafrique. Un autre pilier de ce système semble, de manière officieuse, omniprésent au ministère : Jeannou Lacaze est à la fois prédécesseur et successeur de Barril au poste de conseiller militaire de Mobutu. Ancien de l’Indochine et de l’Algérie, il est possiblement son mentor. À ses côtés, le responsable militaire officiel du ministère, le général Huchon, rend compte à ses collègues de l’Élysée Jacques Lanxade et Christian Quesnot. Les trois forment un triumvirat. Un seul homme est au dessus d’eux : le chef suprême des Armées, François Mitterrand.

(La suite dans le prochain numéro de Grands lacs hebdo)

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