Préface de Gabriel Périès

Voilà, vingt années nous séparent désormais du dernier génocide reconnu comme tel du XXe siècle qui en a vu naître la normativité. Mais au-delà de cette qualification et de la puissance de l’acte de Raphael Lemkin pour donner sens à cette forme de meurtre collectif, ce même XXe siècle a avancé comme s’il n’y avait rien compris. L’année 1994 scelle le passé et le présent du Rwanda, des Tutsis, des Hutus, des forces armées — car il n’y a pas de génocide dans ce siècle, sans les structures managériales spécialisées dans la gestion de la violence qui ne soient militairement organisées — et au moins deux États : l’État rwandais de l’époque et l’État français.

Et les acteurs du drame rwandais seraient ainsi simplement repérables afin de qualifier leurs actes… et pourtant l’ouvrage de Bruno Boudiguet constitue une rupture ; il est le fruit d’une incroyable expérience : celle de reconstituer des faits qui ont eu lieu sur cette colline du nom de Bisesero autour de cette date du vendredi 13 mai 1994 qui marque une offensive génocidaire sur un point particulier d’une carte d’état-major dans la région de Kibuye. Pourquoi ce lieu est-il essentiel et interpelle-t-il notre conscience ? Parce qu’il constitue le seul espace où se soit organisée une forte résistance au génocide : c’est le ‘‘Ghetto de Varsovie’’ des Tutsis du Rwanda. Aujourd’hui, on qualifie cette haute et belle colline, presque une montagne, de ‘‘Colline des hommes debout’’. C’est que tout génocide, comme le soulignent les témoignages recueillis dans cet ouvrage, repose, en effet, sur un processus tellement effroyable pour les victimes, qu’il semble impossible d’y résister. Une violence longuement planifiée se met à l’œuvre qui donne à la dynamique génocidaire sa dimension sociale : c’est une société qui va tuer. Le premier témoignage qui ouvre le présent travail, porte précisément sur cet effet terrifiant : un homme qualifié de hutu va condamner sa femme désignée comme tutsie, tandis que ses enfants, officiellement considérés comme hutus, portent néanmoins une identité confuse, ayant « un nez tutsi » ; la mère tutsie refusant de les prendre avec elle, ils resteront en sécurité avec leur père. Le récit décrit néanmoins comment le père tente ‘‘brièvement’’ d’assassiner son épouse, puis l’expulse du foyer, ce qui la met en grand danger… Elle retrouve alors, non loin de sa maison, le cadavre de sa jeune sœur massacrée et sera elle-même violée et brutalisée à ne nombreuses reprises, sauvant son existence de justesse. Le récit montre surtout comment les identités raciales clivantes tuent ; celles-là mêmes qui ont été assignées par l’autorité coloniale des années trente et qui sont maintenues par la bureaucratie de l’État rwandais « indépendant ». Si les cartes individuelles d’identification fixent les appartenances ethniques (Tutsi, Hutu, Twa, Naturalisé) ou ubwoko, le témoignage rappelle que ces identités résultent être destructrices au sein même des familles issues de couples soi-disant mixtes ; le récit montre comment ces constructions identitaires bureaucratiques libèrent la cruauté en temps de crise. Mais cela n’ira pas, malgré tout, de soi…

C’est que la force de Vendredi 13 à Bisesero repose précisément sur une incroyable expérience : celle de reprendre les témoignages de cette résistance où près de 90% de la population tutsie a été massacrée ; mais surtout, ce que Bruno Boudiguet construit, c’est que ces témoignages sont ceux des victimes comme ceux des bourreaux de l’époque, et vérifie leur exactitude par rapport aux événements de résistance dans la région de Kibuye en en posant la scénographie. Pour ce faire, comme un scientifique, il est allé jusqu’à reconstituer les actes, les déplacements, sur le terrain même. Des faits, des témoignages, des actions reprennent alors tout leurs sens : ceux de la terreur, de l’angoisse ; et, surtout, celui de la dignité : même lorsque la vie est à perdre, l’ultime liberté consiste à choisir le lieu, le moment où donner sa vie pour résister à ce qui constitue le noyau dur de tout acte génocidaire : la soumission, par la mort et la cruauté, de la victime à la volonté du génocidaire. Car, comme le relève Bruno Boudiguet dans le discours des génocidaires, il s’agit bien « de gouverner » les victimes : on fera ainsi, pour expliciter le terme, éclater les têtes des enfants retirés à leurs parents en leur roulant dessus avec des 4X4. Ils seront d’abord couchés, alignés sur une route, puis écrasés.

Puis, il y a l’acte suprême. Si un génocide constitue bien un acte social d’autorité, la résistance de Bisesero, c’est-à-dire celle d’enfants, de femmes et d’hommes jeunes ou âgés ou dans la force de l’âge, construit un fait. Les Tutsis qui vont résister aux assauts des milices Interahamwe aux bombardements au mortier qui font trembler le sol, sont alors dans la lumière. L’ouvrage de Bruno Boudiguet pose le fait de résistance, du sacrifice dans des combats de mêlée où la victime plonge, désarmée dans le groupe des assaillants pour le désemparer dans son action et protéger, de la sorte, sa famille, l’ami, l’autre, pour un simple répit parfois ; expression de l’ultime force à opposer à l’ultime expression de la domination : la mort génocidaire et son « gouvernement ». Et Bruno Boudiguet arrive ainsi à reconstituer et à vérifier les faits : les mouvements des corps et des volontés, celle de tromper la victime comme de la tuer et, surtout, celle de résister à la mort imposée à travers le don de sa vie dans le combat inégal. Un questionnement sidérant que pose également ces témoignages : l’incroyable coexistence entre la victime et le bourreau, même aujourd’hui… C’est une question qui est sous-jacente à cet ouvrage : n’est-ce pas là la dimension sociale du génocide ?

Alors vient l’ « homme blanc »… Et les témoignages, tant de la victime comme du bourreau, s’ouvrent ainsi sur l’autre dimension du dispositif génocidaire mis en place au Rwanda pendant la guerre froide : celle de la présence de l’État français dans le processus ; c’est que la chaîne du « gouvernement » ne s’arrête pas à l’acteur hutu. Les hélicoptères d’où descendent des « hommes blancs » se posent sur des monceaux de cadavres. Les uniformes, le langage, les promesses faites sur le terrain pour débusquer des survivants ou les remettre aux génocidaires sont identifiés : ils viennent d’ailleurs, ce ne sont pas des rwandais, mais des militaires français. Ils encadrent. La gorge se serre. Pourquoi ? Pourquoi certains secteurs des forces armées françaises, son Chef suprême d’alors, le Président de la République, n’ont pas pu ou su dire « non » ? Quelle lutte profonde faisait taire les consciences devant les fosses communes où s’empilaient les cadavres des victimes : plus de 800.000 ? C’est que cet autre acteur incontournable des processus génocidaires est à l’œuvre au Rwanda : l’État, et ici, comme le déterminent la parole du bourreau comme celle de la victime, c’est l’État français qui se trouve impliqué ; et un mode opératoire particulier de la violence s’exécute, même si à la fin du mois de juillet 1994, les rescapés de Bisesero seront évacués par des militaires français vers les zones contrôlés par le FPR ; mais le management de la violence d’État en guerre contre un ennemi intérieur est à l’œuvre. Comme le démontre Bruno Boudiguet, la doctrine militaire contre-insurrectionnelle née en Indochine, puis appliquée en Algérie — et l’on rajoutera, sur le continent sud-américain — pour maintenir l’ « ordre » international et lutter contre l’ennemi subversif de la guerre froide, s’exprime alors au Rwanda, dans une dimension purement raciste. Les principaux acteurs étatiques en ont été pétris, même si le mur de Berlin s’est déjà effondré. Cette doctrine militaire est si « moderne » que, de nos jours, elle retrouve sa place dans les enseignements militaires, mais avec une préface, il est vrai, du général américain Petraeus, sous l’appellation de « Théorie de la contre-insurrection » du lieutenant-colonel Galula, officier s’étant particulièrement illustré pendant la guerre d’Algérie, engagé auprès de la Rand Corporation en 1963, et dont l’œuvre a été traduite en français en 2008, réalisant ainsi un surprenant « come-back ». Le management de la violence qui y est proposé est le même que celui appliqué au Rwanda depuis 1959 : hiérarchies parallèles, milices, quadrillage territorial… et, comme souvent, si ce n’est toujours, cela aboutit à l’anéantissement de l’ennemi intérieur, c’est-à-dire des civils dans le cadre d’une guerre dite « totale » qui se réalise sur les arrières ; et pour appliquer cette doctrine faite pour une « guerre moderne », il devient nécessaire d’exterminer tous ceux qui auraient pu apporter un soutien à l’ennemi : les Hutus dits « modérés » des années 1990 et les Tutsis. Les Bagogwe, comme le rappelle Vendredi 13 à Bisesero, avec leur pagnes, leurs lances et leurs quelques vaches, seront également à compter parmi les premières victimes : ce groupe ethnique transhumant assimilé aux Tutsis, — ce sera là son crime — sera fixé dans le nord du Rwanda, entre la fin 1990 et janvier 1993 ; et devant l’avancée du FPR plusieurs centaines seront exécutés. Qui se souvient des Bagogwe du Rwanda ? C’était déjà un génocide au sens juridique du terme et les missions militaires françaises étaient déjà présentes sur place.

Apparaît de la sorte le questionnement de fond, de réflexion, campé dans ce livre : quel est le statut du témoignage dans le contexte d’une telle violence, d’un tel rapport de domination ? Le travail de recherche et de reconstruction effectué sur place par Bruno Boudiguet le fait ressortir : nous devenons nous-mêmes, au moment de la lecture de Vendredi 13 à Bisesero, des témoins de ce qui nous est rapporté ; dès lors, peut-on remettre en cause Si c’est un homme de Primo Levi parce qu’il s’agit du témoignage de la victime ? Et, il y a dans le présent ouvrage, une force plus troublante encore, car son auteur pose la question de notre propre mise en abyme à travers les paroles de la victime et du bourreau : sommes-nous de dignes témoins des sacrifices ?

Gabriel Périès, auteur de la préface, est professeur à l’Institut Mines-Télécom. Il est le co-auteur d’Une guerre noire. Enquête sur les origines du génocide rwandais, 1959-1994 (La Découverte, 2007).