Préface de Géraud de la Pradelle

Le degré d’implication des autorités civiles et militaires françaises dans le soutien au Gouvernement intérimaire rwandais pendant qu’il procédait au génocide, est controversé. 
Divers travaux révèlent – entre autres méfaits – que, sur le terrain, dans le cadre des opérations ‘‘Amaryllis’’ (du 8 au 14 avril 1994) et ‘‘Turquoise’’ (du 22 juin au 22 août 1994), des militaires, agissant conformément aux ordres reçus, ont abandonné, sinon livré, des civils à leurs assassins dont ils avaient auparavant formé les cadres. Par ailleurs, une dizaine de procédures introduites par des victimes de viols et de sévices graves qu’auraient commis ces soldats, sont actuellement pendantes devant le Tribunal aux armées de Paris. Toutefois, jamais encore on n’avait sérieusement prétendu, encore moins démontré, que des commandos de l’Armée française avaient directement participé à certains massacres. C’est chose faite aujourd’hui.

Le présent ouvrage expose les multiples aspects d’une enquête menée en deux temps, d’abord fin avril 2009, puis en février 2010, dans la région de Kibuye et les collines de Bisesero, à partir d’une information recueillie par hasard. 
Quelque lignes suffisent pour caractériser l’apport essentiel de cette enquête. 
En mai 1994, une quinzaine de militaires français en uniformes auraient occupé une salle de réunion dite « CCDFP », dépendant de la municipalité de Gishyita. Ils s’y seraient encore trouvés, le 24 juin, pour accueillir un contingent de ‘‘Turquoise’’ qui s’est logé au même endroit. 
Le 12 mai, ces militaires auraient participé à l’expédition montée par le bourgmestre et consistant à rassembler la population pour l’emmener vers les collines de Bisesero où s’étaient réfugiés, en très grand nombre, des Tutsi qui avaient jusqu’alors efficacement résisté aux génocidaires. Il s’agissait de rassurer ces réfugiés en promettant de leur procurer vivres et protection – promesses appuyées par une parodie de maîtrise d’une foule hostile. 
Un tout autre programme fut exécuté, dans ces mêmes lieux, dès le lendemain, 13 mai : ce jour-là, plusieurs dizaines de milliers de Tutsi furent massacrés. 
La chose est de notoriété publique. En revanche, jusqu’à présent, il n’avait pas été question d’une présence, encore moins d’une participation française à ces horreurs. C’est pourtant ce qui résulte de l’enquête menée par Serge Farnel. 
D’après les témoignages qu’il a pu recueillir, la participation des militaires cantonnés au CCDFP aurait été déterminante : puissamment armés, passant de colline en colline, ils auraient mitraillé, pilonné, les Tutsi encerclés par la multitude des génocidaires locaux qui, ensuite, achevaient les blessés à coups de gourdins et de machettes.

Quelques articles précédemment consacrés par Serge Farnel à ces événements odieux ont été fort mal reçus dans pratiquement tous les milieux. 
L’hostilité de ceux qui avaient été plus ou moins directement mêlés à la politique du moment est, somme toute, normale. L’agacement d’une opinion traditionnellement oublieuse des turpitudes passées, l’est également.

En revanche, les réserves de gens qui se sont investis dans l’examen critique des activités nationales au Rwanda, sont plus difficiles à comprendre. Du moins, peuvent-elles s’expliquer par le fait que l’essentiel du dossier n’était pas encore publié. 
Désormais, ces réticences ne sont plus de mise. 
En effet, Serge Farnel ne se contente pas de transmettre les informations dont il dispose. 
Il publie l’intégralité de témoignages qui ont été non seulement enregistrés mais, encore, filmés ; rend minutieusement compte, de la manière dont il a procédé pour les susciter et les recueillir ; enfin, il passe en revue les questions que ces témoignages suscitent, à juste titre : pourquoi des militaires français se seraient-ils mêlés aux massacres du mois de mai ? d’ailleurs, s’agissait-il de Français ; qui plus est, de militaires en service ? comment expliquer le silence des témoins – observé pendant quinze ans et, soudainement, brisé pour lui ? surtout, est-il concevable que l’intervention de soldats aient échappé aux autres enquêteurs alors que les massacres du 13 mai 1994 sont parfaitement connus ? 
Le lecteur constatera que les réponses apportées ou suggérées sont solides. 
Dans ces conditions, le signataire de ces lignes – qui croit bien connaître Serge Farnel – ne met pas en doute la sincérité de son travail. 
Il reste à compléter l’enquête pour, le cas échéant, tirer les conséquences qui s’imposent. 
Elles sont avant tout d’ordres moral et politique ; une prise de conscience est indispensable pour qu’à l’avenir, les citoyens que nous sommes fassent moins aveuglément confiance aux dirigeants qu’ils ont choisis. 
On doit également évoquer d’éventuelles suites judiciaires. Les faits rapportés par les témoins que Serge Farnel a entendus sont constitutifs d’une participation directe au génocide. Ces faits relèvent à la fois de la compétence du Tribunal pénal international pour le Rwanda et, par application de la loi du 22 mai 1996, de celle des juridictions françaises. À cet égard, il est intéressant que certains officiers aient demandé « justice pour la France et ses soldats ». Il conviendrait de les prendre au mot – tout en gardant à l’esprit que la responsabilité première incombe au pouvoir civil dont les militaires ont exécuté les ordres.

Géraud de Geouffre de la Pradelle 
11 février 2012

Géraud de Geouffre de la Pradelle est professeur émérite de l’Université de Paris-X Nanterre. Juriste international, il a présidé, en 2004, la Commission d’enquête citoyenne sur l’implication de la France au Rwanda. Il est l’auteur de "Imprescriptible. L’implication française dans le génocide tutsi portée devant les tribunaux." publié en 2005 aux éditions des Arènes.