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Extraits de l’introduction et de la conclusion
Extraits du préambule Enquête dans l’ouest du Rwanda
À cinquante kilomètres de là se dresse le massif de Bisesero, dans l’ouest du pays. Le 13 mai 1994 va y être perpétré le deuxième plus grand et dernier massacre de masse du génocide. Situées entre le lac Kivu – frontière naturelle entre le Rwanda et l’ancien Zaïre – et la crête séparant les eaux du Nil de l’actuel fleuve Congo, les montagnes de Bisesero sont à l’opposé de la ligne de front de la guerre civile. Cette guerre, qui a lieu en même temps que le génocide, oppose le FPR aux Forces armées rwandaises (FAR), armée régulière du régime en train de commettre le génocide. À l’opposé géographique de cette ligne de front, voilà que se sont regroupées soixante mille personnes, les Tutsis de la région, guidés par les habitants de Bisesero, qui résistent à mains nues à l’extermination. Très peu documenté, le principal massacre, perpétré le 13 mai, du ghetto de Varsovie rwandais qu’a été Bisesero, est passé inaperçu, laissant dans l’oubli ses 40 000 morts et, au final, ses 3% de rescapés.
Sur les traces du journaliste Serge Farnel, ayant mis à jour la participation active et déterminante d’une trentaine de soldats blancs au cours de ce massacre, j’ai poursuivi l’enquête, avec de nouveaux recoupements et éléments à charge. Fondateur d’une maison d’édition, Aviso, j’avais d’abord publié fin 2011, en partenariat avec L’Esprit frappeur, le livre de Serge Farnel, préfacé par le juriste émérite Géraud de la Pradelle, sur le massacre du 13 mai à Bisesero. Il s’agissait de trente témoignages circonstanciés faisant état de la présence active, aux côtés de militaires des FAR, de Blancs francophones utilisant des armes lourdes ou automatiques sur les civils tutsi. Ces témoignages me sont apparus, après lecture, très probants. Avec la sortie de l’ouvrage, qui avait aussi valeur de document (500 pages d’entretiens retranscrits), s’ouvrait à nous un pan vertigineux de l’Histoire au sein d’un épisode important du génocide. Au delà de la volonté de Serge Farnel de passer le flambeau, des informations d’une telle gravité nécessitaient un travail de consolidation, de continuation de recueil de la parole des témoins. Que pouvions-nous découvrir de nouveau, avant qu’il ne soit trop tard ? Autre question, brûlante : par quels mécanismes ces informations n’ont-elles émergé que 15 ans après ? Nous pensions à tort qu’une floppée d’enquêteurs viendraient se précipiter pour continuer les investigations. Mais au final, si la résistance des Abasesero est légendaire pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire du Rwanda, très rares sont les enquêteurs pouvant se targuer d’être restés plus de deux jours à Bisesero. Il faut dire que l’endroit, sans eau courante ni électricité, y est assez difficile d’accès, à deux heures de route très caillouteuse de Kibuye. Les gens de l’extérieur y passent généralement une demi-journée, faisant juste la visite du très beau mémorial des victimes en discutant brièvement avec quelques rescapés. J’ai donc décidé, sur ce sujet épineux mais passionnant, de reprendre l’ensemble de l’enquête, avec l’espoir d’éclairer certaines zones d’ombre, et d’aller faire des vérifications par moi-même sur le terrain.
Après des dizaines de journées d’entretiens à Bisesero et dans l’ex-préfecture de Kibuye, ce sont près de 150 interviews qui ont été filmées ou prises en audio. Elles vont confirmer et même renforcer les résultats de l’enquête de Serge Farnel. Avec une cinquantaine de nouveaux témoignages, nous arrivons donc à un total de près de 80 personnes déclarant avoir vu des militaires « blancs » entre la fin avril et la mi-mai, à Bisesero et à Kibuye. Il s’agit d’une quinzaine de bourreaux et de 65 rescapés. Les témoins de Serge Farnel ont été revus en individuel (sauf une dizaine d’entre eux, ce qui donne 85% d’entretiens individuels). Un important travail topographique a été réalisé, notamment grâce à des mesures au GPS permettant de cartographier précisément les collines de Bisesero. Connaître la géographie des collines permet de comprendre ce que peut voir un témoin de là où il est, mais aussi ce qu’il ne peut pas voir. Nous verrons que, globalement, seule une certaine catégorie de rescapés ont pu apercevoir les assaillants de type européen. De nombreuses reconstitutions individuelles ont été effectuées in situ. Ainsi, l’histoire de ce massacre, y compris désormais sa préparation à Kibuye, a été reconstituée avec un grand nombre de détails militaires, humains, géographiques, chronologiques et historiques. La somme de ces informations rendent toute leur cohérence aux différents récits des témoins. Lors des entretiens, je me suis focalisé non pas sur les dates mais sur le contexte des événements, me permettant d’écarter toute confusion de la part des témoins entre l’opération Turquoise, plutôt bien documentée, et le massacre du 13 mai.
(...) Pour tenter de répondre à la question de savoir qui sont ces militaires de type européen, j’ai investigué sur l’ensemble des sources disponibles sur l’implication française : livres, presse, archives de l’Élysée, du TPIR, rapport Mucyo, ainsi que le volumineux corpus d’interviews réalisées en 2002-2003 par Cécile Grenier et Vénuste Kayimahe. À cela s’ajoutent les premières fuites dans la presse relatives aux documents saisis dans le coffre de Paul Barril lors de sa perquisition par le juge Trévidic.
(...) “Présence française ou abandon ?” titrait déjà Mitterrand à l’orée de la Ve république, dans un de ses ouvrages les plus célèbres. Il semble bien que le Président ait opté, au printemps 1994, pour une présence, celle de conseillers militaires de haut vol et de troupes de choc, rompus aux actions secrètes. Malgré la discrétion dévolue à ce genre de missions, les témoignages, quoique éparses, se sont multipliés au fil des années. Pour la première fois vous est présenté au sein d’un ouvrage un état des lieux, une vue d’ensemble de cette présence au Rwanda, en plein génocide et sous le sceau du secret, de militaires français, puisant dans un ensemble de sources en accès libre ou privé. De cette vue d’ensemble vont émerger plusieurs catégories de suspects : leur portrait-robot pourrait être celui des artilleurs de la coopération militaire française, associés ou non à des groupes de pseudo-mercenaires, spécialistes des opérations secrètes et pilotés en haut-lieu.
Ces informations éclairent peut-être d’un jour nouveau les mystères de l’opération Turquoise. Les rescapés de Bisesero ont-ils été sciemment abandonnés par les militaires français ? Si oui, pourquoi ? Dans ce livre, les crimes de l’armée française lors de cette opération prétendument humanitaire y sont également revus à la hausse. Dès que les journalistes n’étaient plus en vue, les atrocités reprenaient de plus belle, exercées aussi bien par le régime génocidaire que par l’armée française. Je me devais de mentionner ces nombreux témoignages récoltés en marge de mon enquête sur le vendredi 13 mai. (...)
Extraits de la conclusion De Dien Bien Phu à Bisesero
‘‘Robespierre en France n’en avait-il pas fait autant ?’’ Georges Ruggiu, animateur à la radio RTLM 30 juin 1994
“Même le Français a signé ta mort” Un chef milicien à Cyangugu s’adressant à une victime Témoignage recueilli par Georges Kapler en mars 2004
Ce qui s’est passé à Kibuye et à Bisesero
Ce qui s’est passé à Bisesero, dans la préfecture de Kibuye, ou plus largement dans le reste de la zone gouvernementale, entre le 15 avril et le 22 juin 1994, à un moment où les forces militaires françaises étaient censées être absentes du Rwanda, risque de bouleverser la donne.
Reconstituons le film des événements : en cette fin de mois d’avril 1994, à Kibuye, les grands massacres sont terminés. Préalablement rassemblés par les autorités au complexe religieux du Home Saint-Jean et au stade de football, 15 000 Tutsis de la région viennent d’y être exterminés à l’arme de guerre dix jours plus tôt. Ceux qui avaient tenté d’échapper au huis clos sanglant ont été machettés par les miliciens qui encerclaient les lieux. Pendant ce temps-là, dans les montagnes, une résistance civile héroïque s’est constituée à Bisesero. Il s’agit là d’un insupportable contre-exemple pour le gouvernement, qui voit son autorité mortifère contestée par 60 000 lanceurs de pierres, à l’opposé de la ligne de front entre le FPR et les FAR. La résistance de Bisesero s’est lancée un défi : mourir au combat, fût-ce à armes inégales. Des hommes, mais surtout des femmes, des enfants et des vieillards, menés entre autres par les illustres Aminadabu Birara, Augustin Nzigira, Siméon Karamaga et Aron Kabogora, tiennent tête aux assaillants. Alors que l’aéroport de Kigali, endroit stratégique s’il en est, est sur le point de tomber aux mains du FPR, ce qui constitue peut-être un tournant décisif dans la guerre civile, le gouvernement n’a pas trouvé mieux que d’organiser une opération militaire d’envergure d’extermination de la résistance civile impliquant pas moins de 7 000 miliciens, policiers, militaires et villageois supplétifs. On a d’ailleurs souvent dit que le régime, dont les soldats sont pourtant en surnombre, était plus occupé à tuer des Tutsis sans défense qu’à faire véritablement la guerre contre le FPR. Dans cette guerre, le régime est épaulé par des alliés de poids : les militaires français. En vertu des accords d’Arusha, l’ensemble du dispositif Noroît, du nom de l’intervention militaire française initiée en 1990, avait dû être retiré à la mi-décembre 1993. Mais lors du discours de départ, un des responsables militaires français, sous l’œil des caméras, avait fait cette promesse : « La France ne quitte pas le Rwanda pour autant, puisqu’elle y reste présente par son détachement d’assistance militaire technique, qui reste prêt, comme par le passé, à aider nos camarades rwandais dans les principaux domaines de leur activité militaire. » Paris va profiter du fait que les coopérants militaires sont autorisés à rester, en dépit des accords de paix. Censés avoir plié bagage après l’évacuation des Occidentaux, terminée le 14 avril, ils sont pourtant quelques dizaines de conseillers de haut vol, de soldats d’élite, aperçus dans divers endroits stratégiques du pays par nombre de témoins. Un groupe d’experts en artillerie, des Barril boys, des para-commandos formant des dizaines de CRAP voués à l’action secrète, sont vus en compagnie de membres éminents de l’Akazu, que ce soit à Kigali ou dans les camps militaires du nord-ouest, ou encore aux sièges du Gouvernement intérimaire que sont Gitarama et plus tard Gisenyi. Mais il se pourrait que ces groupes ne soient pas confinés qu’à des tâches classiquement militaires : de forts soupçons pèsent sur eux à propos de leur présence dans les jours précédant quelques massacres de grande ampleur, à Butare et surtout Gikongoro, loin de la ligne de front. À Kigali, ils semblent mener des réunions à l’École supérieure militaire, donnent des ordres aux barrages, sont vus aux points stratégiques à la sortie de la ville. Dans différents camps militaires, ils continuent leur travail d’instructeurs de troupes d’élite.
Mais revenons à Kibuye. Alors que les autorités locales ont toutes les peines du monde à évacuer les 10 000 cadavres du stade, un hélicoptère tente de trouver un espace libre pour son atterrisage. Quelques soldats blancs sautent directement au sol. L’hélicoptère finit par se poser en écrasant des membres découpés qui jonchent le sol. La puanteur est difficilement soutenable et ces soldats blancs doivent enjamber les cadavres. Ils jettent un œil à la fosse commune, comme pour voir l’état d’avancement du chantier de ramassage des cadavres, puis se dirigent vers le groupe des autorités civiles et militaires venues les accueillir. Certains leur font un salut militaire auquel ils ne daignent pas répondre. Ils sont arrivés en compagnie d’un dignitaire du régime. Il s’agit du Premier ministre Kambanda. L’un des objectifs de cette furtive rencontre : féliciter les tueurs et ceux qui les ont encadrés. Les autorités sont gratifiées d’une somme d’argent qui servira entre autres à payer à boire aux miliciens. Mais, comme on vient de le voir, ces visiteurs très spéciaux sont mécontents de voir que le ramassage des cadavres n’est pas terminé. Outre le problème évident de santé publique, la présence des cadavres dans le stade gêne l’atterrissage de l’hélicoptère, empêche les autorités d’y tenir des réunions et est évidemment une preuve criante de la perpétration de ce massacre de masse. Autre mot d’ordre : le lancement de l’opération de ‘‘pacification’’ : il s’agit de débusquer les derniers rescapés en leur promettant une aide et en déclarant que les massacres étaient terminés. Un groupe d’enfants va effectivement être placé à l’hôpital et y recevra des soins. D’autres se font tuer sur-le-champ. Or, la venue du premier hélicoptère, qui repart dans l’après-midi même avec tous ses occupants, coïncide avec les premiers témoignages accusant des Blancs d’avoir participé à ces débusquages meurtriers. Les premières Jeeps transportant des Blancs sont aperçues : premières exactions, et première réunion où un militaire blanc, présenté comme étant un Français, est utilisé par le préfet Kayishema pour galvaniser une assemblée de tueurs. À ce moment-là, le mot d’ordre de la ‘‘pacification’’, c’est de terminer le génocide à Kibuye, une bonne fois pour toutes, et de reprendre une vie ‘‘normale’’. Mais l’arrivée de ces premiers Blancs à Kibuye correspond aussi à un moment très particulier, celui de la préparation du grand massacre à Bisesero. C’est la période de l’enrôlement des tueurs dans des réunions de mobilisation. On recrute tout homme valide croisé dans la rue. Une grande réunion va marquer une nouvelle étape : la fin de l’opération de ‘‘pacification’’ et l’accélération des préparatifs de l’opération militaire à Bisesero. Le 3 mai, le Premier ministre Jean Kambanda organise une réunion-fleuve de cinq heures, entouré des éminentes personnalités du régime originaires de la préfecture de Kibuye. Dans l’assistance, le gotha régional a été convoqué : les deux cents plus hauts responsables politiques, militaires, sanitaires, éducatifs, issus de la fonction publique ainsi que quelques grands miliciens. Les chefs de Kibuye, qui ont nettoyé toutes les traces de massacres pour l’occasion, sont congratulés. Le génocide étant terminé à Kibuye, des tensions apparaissent entre les tueurs, au moment du partage des biens ayant appartenu aux Tutsis. Un appel au calme est lancé.
(...) ainsi que le déclarent quatre témoins, peut voir deux officiers blancs en tenue militaire assis à la tribune au côté de Kambanda et Kayishema : il s’agit de ces ‘‘vrais amis qu’on reconnaît dans le malheur’’, comme le disait la formule très célèbre lancée par la revue extrémiste Kangura s’agissant de présenter le président des Français, François Mitterrand. Il faut dire que Jean Kambanda, à l’issue de cette réunion, aura passé en revue les différents contentieux entre le régime et les autres grands pays occidentaux
(...) Quelques jours plus tard, ils prennent pied à Gishyita, où ils s’installent dans un bâtiment dédié à la formation professionnelle, à deux pas du bureau communal et à quelques kilomètres de Bisesero. D’autres Français les rejoindront, fermant la marche de l’impressionnant convoi aperçu à Kibuye venant de Gisenyi, fief du régime.
(...) Aujourd’hui, ce ne sont pas moins de 80 témoignages – 65 pour Bisesero, dont une cinquantaine de rescapés –, les trois-quarts ayant été recueillis individuellement, qui mettent en accusation des militaires blancs ou français dans les préparatifs à Kibuye et Gishyita, et dans l’exécution du massacre. Ces divers témoignages s’imbriquent d’une manière très rationnelle dans l’enchaînement des événements. Çà et là, on y décèlera une erreur, un détail imprécis. Ils sont le lot de tout témoignage. Mais dans le cadre de cette enquête, les récits qu’on pourrait qualifier d’incohérents sont rarissimes, ils ne représentent qu’une infime partie du corpus.
Les rescapés, et c’est évident vu le contexte, ne parlent que de soldats blancs. Les anciens bourreaux donnent quant à eux quelques arguments pour expliquer le fait qu’ils parlent spontanément de soldats français : certains les ont fréquentés longuement pendant la guerre de 90-93, et selon d’autres, toutes les autorités rwandaises les présentaient comme étant des Français.
Une opération d’intoxication a d’abord lieu, le 12 mai, soit la veille du grand massacre. Il s’agit de faire baisser la vigilance des résistants, dont certains ont entendu parler de la fameuse réunion du 3 mai et s’inquiètent de la venue d’un hélicoptère à Gishyita. Plusieurs véhicules transportant des autorités locales et des Français en tenue militaire vont traverser Bisesero. Les Français promettent un sauvetage imminent et tentent de faire croire qu’ils peuvent maîtriser les hordes d’assaillants lors d’une scène où un groupe de miliciens, à qui ils demandent de rentrer chez eux, s’exécute.
Les rassemblements dans les proches villages de Mubuga et Gishyita, dans lesquelles ces militaires blancs sont exhibés et présentés comme Français, se sont enchaînés. À l’aube du vendredi 13 mai, les tambours résonnent dans toute la région, appelant les villageois à l’attaque impitoyable, l’Igitero Simusiga. Outre un groupe de militaires blancs, les autorités ont obtenu le renfort de militaires et de miliciens de toute la zone gouvernementale, en particulier celui des colonnes infernales de miliciens de Yusufu Munyakazi, de la région de Cyangugu, et des Interahamwe chevronnés de la région du nord-ouest, le centre névralgique du régime. Pas moins de 7 000 hommes encerclent et prennent d’assaut les collines de Bisesero, où 50 à 60 000 héros tentent de résister avec autant de courage que leurs moyens sont dérisoires. Les premiers tirs à l’arme lourde sur les collines de Nyiramakware et Gititi ont pour but de déloger les Tutsis, qui fuient vers la grande colline de Muyira, lieu central de la résistance. Ces militaires de type européen, qui sont majoritairement derrière les canons de 105 mm, mitrailleuses automatiques à chaînes et sur trépied, et autres mortiers, font trembler les montagnes de Bisesero. C’est l’hécatombe. Hommes, femmes et enfants qui tentent de fuir sont bloqués par la chaîne humaine que forment les villageois supplétifs, ou bien sont mitraillés au préalable par des militaires rwandais, rejoints par des groupes de soldats blancs parfois décrits comme faisant preuve d’un zèle particulier. Les assaillants civils portent tous des signes de reconnaissance selon leur région d’origine, afin de ne pas être confondus avec les Tutsis. Les rescapés qui ont vu des Blancs sont surtout ceux qui ont tenté d’échapper à l’encerclement de Muyira, et sont tombés nez à nez avec ceux qui tiraient à l’arme lourde, quasiment invisibles depuis les sommets de Muyira. D’autres les ont vus à l’entrée nord de Bisesero, au début de l’attaque. Dans la confusion ou l’éloignement, beaucoup de rescapés n’ont pas pu les apercevoir, mais certains entendent parler d’eux le soir même de l’attaque.
Ce soir-là, les miliciens des régions lointaines rentrent à Kibuye. Certains plient déjà bagage, mais l’opération militaire Simusiga dure trois jours. Le deuxième jour, le pilonnage de Muyira continue et la résistance, menée par Aminadabu Birara, est définitivement vaincue. C’est l’heure des exactions, plus innommables les unes que les autres, auxquelles se prêtent ou assistent les soldats blancs. Sous leurs yeux, des enfants sont écrasés sur la route par un 4x4, des jeunes filles sont atrocement mutilées. Les survivants du 13 mai ont à peine commencé à enterrer leurs morts qu’ils sont à nouveau assaillis par des génocidaires forcenés.
Dans les semaines qui suivent la grande attaque, les rescapés, qui ne sont plus que 2 500 environ, se terrent sous les feuillages et les trous, parfois sous les cadavres. Seul un groupe de 200 irréductibles est à découvert, guettant toute évolution de la situation, dévalant les collines, pourchassés par les miliciens.
Aucun intellectuel rescapé de Bisesero n’a évoqué ces Blancs du 13 mai. Sauf un, en privé. Ils participent – ou ont participé – presque tous à la vie politique locale avec un grand courage, entourés qu’ils sont d’une population qui fut massivement acquise à l’idéologie du génocide. Ils étaient les seuls à pouvoir communiquer avec les soldats français. Et le 27 juin, quand les Français arrivent officiellement à Bisesero dans le cadre de l’opération Turquoise, Éric Nzabihimana est en première ligne puisque c’est lui qui décide d’arrêter le convoi du COS dirigé par le lieutenant-colonel Duval. Mais ce pari risqué va tourner au cauchemar. Non seulement les Français se refusent à prendre avec eux ne serait-ce qu’un seul blessé dans le minibus des journalistes, alors qu’ils ont appelé les survivants à sortir de leurs cachettes, mais ils partent sans laisser de soldats pour les protéger, et promettent de revenir dans trois jours, sous les yeux des tueurs qui se tiennent non loin de là. Les génocidaires savent désormais combien il reste de survivants et qu’ils ont trois jours pour ‘‘finir le travail’’. Jean-Rémy Duval envoie tout de suite un rapport à ses supérieurs et dit au journaliste Patrick de Saint-Exupéry qu’ils sont en fait prêts à les sauver : ‘‘Nous obéirons aux ordres. Mais sont-ils prêts à Paris ?’’ Manifestement non. En dépit des articles des trois journalistes témoins de la rencontre – qui paraissent le 29 au matin –, des multiples alertes lancées par d’autres journalistes sur place, avant et après la rencontre, en dépit de la présence, non loin de là, des forces spéciales françaises, expertes dans le renseignement militaire, l’état-major de Turquoise va tout faire pour retarder ce sauvetage, relayant l’idée que ces rescapés à l’agonie seraient de dangereux combattants du FPR, auxquels le mandat de Turquoise a interdit de se frotter.
Le 27 juin, au moment ils ont aperçu le convoi de Duval arriver dans leur direction, il a bien fallu prendre une décision dans un moment de désespoir au bout d’une effroyable traque. Mais désormais mis à découverts, les Abasesero vont subir l’attaque finale pendant trois jours et perdre près de la moitié des leurs. Sur les radios, ils avaient certes pu entendre beaucoup de choses négatives sur l’opération Turquoise. Mais le FPR, s’il était de plus en plus proche, au final, n’était pas près d’arriver, barré par Turquoise. Dès lors, que pouvait-on faire d’autre ? Continuer à se cacher dans les trous et être découverts et tués au compte-gouttes en attendant l’arrivée du FPR, ou prendre le risque d’un nouveau coup tordu des Français, dont l’objectif affiché, sous les yeux de la communauté internationale, était humanitaire ? Finalement, les Abasesero vont être profondément choqués, une fois de plus, par la barbarie ‘‘humanitaire’’ des Français. Laissés sournoisement à la merci des tueurs pendant trois jours, les derniers survivants seront au final ‘‘sauvés’’ dans des conditions rocambolesques. Ils finiront parqués dans des camions quasiment jusqu’à l’étouffement, tandis que les blessés seront torturés physiquement et psychologiquement à Goma. (...) J’éprouve une grande tristesse quand je pense au petit groupe des rescapés francophones. J’ai l’impression qu’ils se sentent prisonniers des décisions qu’ils ont prises – faire confiance aux Français, malgré l’antécédent du 13 mai –, et qu’ils craignent que la reconnaissance de la présence active, aux côtés des génocidaires rwandais, des Blancs du 13 mai soit une occasion de les pointer du doigt. Je pense qu’aucun rescapé ne leur en veut, et je ne vois pas pourquoi, pour les amis du Rwanda, ce serait différent. C’est pourquoi les deux affaires – 13 mai et 27 juin – doivent continuer à exister, côte à côte.
De Paul Barril à l’Élysée, en passant par les artilleurs du DAMI : les suspects n°1
Qui sont ces Blancs francophones du vendredi 13 mai ? Pour tenter de répondre à cette question, appuyons-nous d’abord sur des éléments de contexte. Entre 1990 et 1994, période de gestation du génocide, de nombreux documents et témoignages font état de la collusion entre Barril et l’Akazu, pour le compte de l’Élysée. Paul Barril vend lui-même la mèche : il faisait « de la diplomatie secrète, pour le compte de la France. (…) Je parlais avec M. de Grossouvre [conseiller spécial à l’Élysée], je lui remettais des fiches, qu’il remettait le lendemain matin au petit-déjeuner, ou le soir, au président Mitterrand. Ça, vous pouvez me croire, il y avait moins de vingt-quatre heures entre le rapport et son retour auprès du chef de l’État. » Plus que de la diplomatie, ce sont des actions souterraines via sa société de droit privé, Secrets, qui est accréditée défense, comme n’a pas manqué de le faire remarquer l’ex-gendarme de l’Élysée. Une réunion au sommet a lieu le 24 avril à Gbadolite, le palais de Mobutu, président du Zaïre. Herman Cohen, l’ancien “Foccart” étatsunien, y participe. Il vient d’ailleurs d’être reçu à Luzarches par Jacques Foccart, le patriarche de la Françafrique. Michel Aurillac et Robert Bourgi, sortes de fondés de pouvoir de Jacques Foccart, sont accompagnés de dignitaires de la Belgafrique. On se demande quelle est la réelle teneur de cette réunion aux allures synarchiques. Toujours est-il que le lendemain, selon l’une de ses auditions chez le juge Bruguière, Paul Barril est à Gbadolite. Il semble que des émissaires du Gouvernement intérimaire rwandais y aient été présents le même jour. Dominique Pin, de la cellule africaine de l’Élysée, fera aussi, quelques temps plus tard, le voyage. Deux jours plus tard, Barril reçoit de la part du ministre de la Défense rwandais, Augustin Bizimana, une lettre de “confirmation d’accord” pour une aide militaire. Selon une source à Kigali, Barril est semble-t-il déjà dans la capitale rwandaise le 27 avril, ce que l’intéressé va confirmer. Il est chargé de réactiver les CRAP rwandais, dont les unités avaient été créées par des instructeurs français, et les forme au camp de Bigogwe, dans le nord-ouest. L’opération est baptisée d’un nom évocateur, les Tutsis étant surnommés ‘‘cafards’’ par leurs bourreaux : “Insecticide”. Le but affiché n’est toutefois pas de participer au génocide contre les civils tutsis, mais de mener des opérations contre les rebelles derrière les lignes du FPR, lignes poreuses car s’étalant sur de longues distances.
Le 4 mai, Théodore Sindikubwabo, le président intérimaire du Rwanda, appelle le général Quesnot, à l’Élysée, qui transmet ses remerciements à François Mitterrand, avant de lui exposer la situation politico-militaire, qui est alarmante. Il indique néanmoins au président français disposer « des moyens et des relais d’une stratégie indirecte qui pourraient rétablir un certain équilibre. » Pendant ce temps-là, le colonel Kayumba rencontre plusieurs fois le général Huchon, chef de la coopération militaire. Cyprien Kayumba se vantera plus tard d’avoir été le plus efficace pour obtenir des munitions. Le 6 mai, un devis d’une commande de plusieurs millions de dollars de munitions est édité par la Sofremas, société française parapublique de ventes d’armes.
Toujours le 6 mai, un avion décollant du Bourget est affrété par Paul Barril, avec pour destination Goma. À son bord, la fine fleur des Barril Boys, qui ont pour la plupart servi dans les forces spéciales françaises. Selon Christophe Boltanski, le Gouvernement intérimaire fait un virement de 130 000 dollars le lendemain pour la location de l’avion. À la période fatidique de la mi-mai, les miliciens de Gisenyi sont convoyés à Bisesero pour participer au massacre. Or, selon l’opérateur radio Richard Mugenzi, ils font un curieux détour par Bigogwe, là précisément où Barril est en train de former ses CRAP. Le 14 mai, en pleine opération génocide à Bisesero, d’après un discours du préfet Kayishema retransmis sur Radio Rwanda, deux des proches collaborateurs rwandais de Barril sont présents à Kibuye. Il s’agit d’abord d’Augustin Bizimana, ministre de la Défense. C’est lui qui, plus tard, donnera l’ordre à l’ambassade du Rwanda à Paris de verser son dû à l’ex-gendarme. On vient de voir également que c’est lui qui écrit à Barril le 27 avril pour lui demander de l’aide. Ce ministre donne semble-t-il le feu vert pour que les militaires, dont l’appui est déterminant, soient envoyés à Bisesero le 13 mai. Le second collaborateur rwandais de Paul Barril est le chef de la Gendarmerie nationale, Augustin Ndindiliyimana. Ce dernier sera chargé de régler avec Barril les suites du fameux contrat d’assistance du 28 mai.
Ephrem Rwabalinda, émissaire du gouvernement rwandais, rencontre le général Huchon plusieurs fois, entre le 9 et le 13 mai au ministère de la Coopération. Au menu : « la présence physique des militaires français au Rwanda pour des coups de mains dans le cadre de la coopération », ou encore « L’utilisation indirecte des troupes étrangères régulières ou non. » Notons que Rwabalinda est bien connu de Barril puisqu’il a travaillé de concert avec lui au sein des services secrets rwandais G2. On apprend enfin que « le téléphone sécurisé permettant au général Bizimungu et au général Huchon de converser sans être écouté (cryptophonie) par une tierce personne a été acheminé sur Kigali. » Le 5 mai 1994, 435 000 francs étaient prélevés sur le compte de la Banque de France au profit de la Banque nationale du Rwanda, en vue d’un règlement à Alcatel... Coïncidence ?
Barril est également ‘‘en contacts’’ avec le ministère de la Coopération, qui a à sa tête Michel Roussin, un des piliers de la Françafrique. Un autre pilier de ce système semble, de manière officieuse, omniprésent au ministère : Jeannou Lacaze est à la fois prédécesseur et successeur de Barril au poste de conseiller militaire de Mobutu. Ancien de l’Indochine et de l’Algérie, il est possiblement son mentor. À ses côtés, le responsable militaire officiel du ministère, le général Huchon, rend compte à ses collègues de l’Élysée Jacques Lanxade et Christian Quesnot. Les trois forment un triumvirat. Un seul homme est au dessus d’eux : le chef suprême des Armées, François Mitterrand.
Continuons le déroulé des événements : un animateur de la RTLM, la “radio machette”, Georges Ruggiu, explique avoir vu à Gisenyi, après le 21 mai, quatre militaires français “sur le chemin du retour”. Il les avait vus précédemment au Camp Kigali, régulièrement flanqués du général Bizimungu, le chef d’état-major, et de Gratien Kabiligi, chef des opérations militaires. Tout indique que ces militaires blancs, dont Georges Ruggiu, qui est belge, perçoit d’emblée l’accent français, sont des Barril Boys. D’abord, son avocat le lui indique. Et puis ces Français lui confient être en train de former des CRAP à Bigogwe. Barril lui-même avait fait état de sa proximité avec Kabiligi à l’un des réalisateurs du documentaire ‘‘Tuez-les tous’’.
D’après l’opérateur Richard Mugenzi, Barril et ses hommes sont également proches de Bagosora et sa garde rapprochée : le major Ntabakuze, qui commande les para-commandos dont sont issus les CRAP, Protais Mpiranya, chef de la Garde présidentielle, et Anatole Nsengiyumva, commandant du secteur opérationnel de Gisenyi. D’autres témoignages confirment cette proximité. À en croire le colonel Murenzi, un officier français aurait été aperçu au camp de la Garde présidentielle à Kigali en compagnie de son dirigeant, Protais Mpiranya. Les éléments qu’il fournit indiquent qu’il s’agit du capitaine Barril. Lui-même ne se prononce pas, parlant de rumeurs. Quant à Anatole Nsengiyumva, lieutenant-colonel, il est l’ancien chef du renseignement militaire (G2). Il avait effectué en France deux stages à l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN). Nsengiyumva est l’auteur de la note du 27 juillet 1992 sur l’ « état d’esprit des militaires et de la population civile » et de la « note sur la définition de l’ennemi » diffusée dans l’armée en septembre 1992. À ce titre, c’est un personnage-clé du processus génocidaire. Avant d’être officier de liaison des FAR auprès de Turquoise, il aura réceptionné les livraisons d’armes françaises à Goma et organisé le convoyage des miliciens de Gisenyi à Bisesero. Le 29 avril, son assistant est présent à Goma, en compagnie de Français, pour réceptionner les armes. Après le 13 mai, les livraisons continuent. « Certaines livraisons d’armes à Goma parmi les premières après le 17 mai [date de l’embargo sur les livraisosn d’armes] étaient des envois du gouvernement français pour les FAR », écrit Human rights watch. Selon Linda Melvern, Anatole Nsengiyumva est le coordinateur du dernier massacre de Bisesero, à la fin juin. Il en est sans doute de même pour le 13 mai, selon le témoignage de Straton Sinzabakwira, un bourgmestre de la préfecture de Cyangugu, ami de Gratien Kabiligi. Cyangugu, où justement, nous avons de fortes suspicions de livraisons d’armes par les Français à la fin avril, à destination des miliciens de Yusufu Munyakazi, qui vont terroriser les populations regroupées à Bisesero, en particulier le 13 mai. Il y a par ailleurs un lien évident entre ces livraisons d’armes françaises, qui incluent des machettes à double tranchant, livrées pendant l’opération Turquoise, et celles aperçues pour la première fois par les rescapés à Bisesero le 13 mai.
Les hauts responsables militaires français de l’époque n’ont pas nié la présence de coopérants militaires français pendant le génocide. Un groupe d’artilleurs reste notamment présent. Ces derniers sont capables d’effectuer des opérations de maintenance. Ils sont indispensables dans les combats contre le FPR. Ces artilleurs sont aperçus par Straton Sinzabakwira à Gitarama, qui est alors le siège du gouvernement intérimaire. Les dirigeants rwandais « ne pouvaient pas mener une telle attaque sans avoir reçu des conseils de leurs collaborateurs. (...) Ce que j’ai vu montre qu’ils ne pouvaient pas ne pas participer à une telle attaque. D’une manière ou d’une autre, ils ont participé à la grande attaque à Bisesero. » D’après un autre témoin, l’instructeur en artillerie Gérard Gratade reste au moins jusqu’au 23 mai.
Le 20 mai, Jérôme Bicamumpaka, le ministre des Affaires étrangères du GIR, confie à Barril le soin de régler un contentieux avec le marchand d’armes Dominique Lemonnier. Le 22 mai, Théodore Sindikubwabo, président du GIR, après avoir félicité quelques jours plus tôt les tueurs de Bisesero lors d’une grande réunion à Kibuye au lendemain de la grande attaque, remercie, dans une lettre, le président Mitterrand pour le « soutien moral, diplomatique et matériel que Vous lui avez assuré depuis 1990 jusqu’à ce jour. »
La DGSE, service secret français, est au courant des activités de Barril et indique qu’il s’agit pour lui de contourner l’embargo sur les armes et munitions. Le 28 mai, c’est la signature d’un contrat d’assistance militaire, entre Barril et le GIR. La concordance entre ce contrat d’armement et les armes utilisées par l’attaque finale à Bisesero fin juin est troublante.
Barril l’a lui-même révélé : il n’est jamais loin des artilleurs. Des généraux rwandais déclarent également avoir vu Barril à Kigali en compagnie de trois autres Occidentaux, dont un spécialiste du tir de mortier. Le 24 juin, Jérôme Bicamumpaka et Augustin Bizimana demandent au colonel Rosier, un des chefs de l’opération Turquoise, des munitions pour leur artillerie, notamment pour les canons de 105 mm. Devant son refus, ils lui indiquent qu’ils vont contacter Paul Barril.
Vers la fin juin, de nombreux témoins auront parlé d’une exfiltration de soldats français restés pendant le génocide.
Le 1er juillet, le président ougandais, en entretien avec François Mitterrand, aborde le dossier Barril. Le président français nie tout lien avec lui. Il est tout de même significatif que Paul Barril soit évoqué lors de rencontres de très haut niveau. En 1993, inquiet de la présence de Barril dans le dossier rwandais, un haut responsable militaire français n’avait pas hésité non plus à aborder le sujet avec le président Mitterrand, qui était déjà dans le déni.
Le plein contrôle par l’Élysée des opérations secrètes est un secret de polichinelle : l’Élysée a la haute main sur les services secrets (le DPSD, ex-sécurité militaire, et la DRM, qui sont hiérarchiquement au dessus de la DGSE et de la DST), sur l’armée via le COS. Toute cette architecture remonte à l’Élysée. On ne peut pas, en tant que mercenaire, mener une guerre sans l’aval ou le feu orange de l’Élysée. Le feu orange signifie que si l’opération capote ou est éventée, l’Élysée niera toute responsabilité.
Fin juin 2013, le journaliste Jean-François Dupaquier va révéler ce qui semble être la teneur des documents découverts lors de la perquisition chez Paul Barril : « Bien d’autres questions sont posées sur le rôle de Paul Barril et de son équipe de mercenaires français embauchés par le “gouvernement génocidaire” et présents au Rwanda durant le génocide. Plusieurs d’entre eux semblent s’être trouvés sur les collines de Bisesero à la mi-mai 1994 pour conseiller l’extermination des Tutsis qui s’y étaient rassemblés au nombre d’environ 50 000 et qui menaient une défense désespérée. Un des mercenaires de l’équipe, peut-être révolté par le “travail” qui lui était assigné, a été tué par un milicien interahamwe le 20 ou 21 juin 1994. Le milicien a été convoqué par le Premier ministre Jean Kambanda, peut-être moins pour le sermonner que pour lui imposer le silence sur cet “accident professionnel”. »
La Doctrine de la guerre révolutionnaire (DGR), dopée par l’ethnisme radical
L’hypothèse du rôle de la doctrine française de la guerre révolutionnaire (DGR), également nommée ‘‘guerre moderne’’, fusion entre le concept de ‘‘guerre totale’’ développé par Clausewitz et les techniques antisubversives, naît lors d’une discussion entre Patrick de Saint-Exupéry, qui enquête sur le rôle de la France au Rwanda, et Gabriel Périès, spécialiste de la dictature argentine. Cette intuition va être confirmée par un militaire français de haut rang à Patrick de Saint-Exupéry, qui ouvre cette perspective dans la conclusion de son livre L’Inavouable, paru en 2004. L’ouvrage de Gabriel Périès et David Servenay, Une Guerre noire, a ensuite démontré et décrit précisément l’emprise de la DGR sur le régime Habyarimana. Dans cette configuration, la guerre est totale et il s’agit, pour contrer toute insurrection, de neutraliser les partisans civils de l’ennemi, qui ne sont par définition pas sur le front mais dans les arrières. D’ailleurs, la zone Turquoise correspond à la zone non touchée par le conflit entre le FPR et les FAR, donc aux arrières des FAR. L’idée d’une poche ‘‘tutsie’’ un peu au milieu de la zone française compliquerait la tâche des Français dans l’organisation d’une zone de repli, voire d’un Hutuland cher au général Quesnot. Et comme l’amalgame FPR=Tutsi fonctionne à plein régime... Dès 1990, le Tutsi est baptisé “ennemi intérieur” par les autorités. Les Tutsis sont considérés comme la cinquième colonne du FPR. À l’Élysée, les membres du FPR, dans une belle accusation en miroir, ont beau avoir pour surnom “Khmers noirs”, ils sont en fait considérés comme un nouveau Viêt Minh, réactivant la “mémoire jaune” des officiers français, marqués par l’humiliation de la défaite en Indochine.
Des vastes contrées de la République souterraine, la DGR en est assurément un des piliers : cette méthode de guerre antisubversive a été élaborée suite à la défaite de l’armée française en Indochine, appliquée en Algérie et enseignée par les Français dans le monde entier. Gabriel Périès et David Servenay ont prouvé que l’État rwandais était tout entier dans le moule de la DGR : quadrillage de la population, contrôle des déplacements (contrôle des corps), embrigadement dès la naissance, propagande sur l’ennemi intérieur suscitant une peur intense (contrôle des âmes). Les opérations sur les arrières, principale caractéristique de cette doctrine, consistent à “vider l’eau du bocal”, c’est-à-dire couper court à tout soutien de l’ennemi intérieur à la rébellion. Dans certains cas, il s’agit de faire des déplacements de populations le long des routes, pour mieux les contrôler. Dans un autre, ce fut le génocide. La DGR fut enseignée à de nombreux officiers de l’ancien régime, dont le tristement célèbre Théoneste Bagosora, qui fit l’école de guerre à Paris dans les années 70. Mitterrand est au fait de ces stratégies de terreur, d’une part parce que dans sa jeunesse il baignait dans les milieux cagoulards (extrême-droite clandestine), puis dans sa décennie ministérielle durant la IVe République, marquée par la guerre d’Algérie, où il fut successivement ministre de l’Outre-mer, de l’Intérieur et de la Justice. Il n’est pas hasardeux de faire une analogie entre la création de la Direction du renseignement militaire (DRM, au dessus des services secrets habituels) et du Commandement des opérations spéciales (COS, sorte de légion présidentielle) créés à quelques semaines d’intervalles en 1992, instruments directs de la présidence, et les hiérarchies parallèles au Rwanda : l’Akazu, Bagosora, les milices, qui n’ont quasiment aucune fonction officielle, ont une marge de manœuvre quasi-illimitée.
Les révélations de Patrick de Saint-Exupéry sont proprement ahurissantes : « En ce début des années 1990, les apprentis-sorciers sortent de leurs laboratoires et assiègent la Présidence de la République afin de fourguer leur “pierre philosophale”, comme nous l’a confié un officier français. (...) François Mitterrand fut séduit par la “guerre révolutionnaire”. (...) Les apprentis sorciers joueront de cette fascination. François Mitterrand est des leurs, ils uniront leurs forces. (...) Ils s’emparent du Rwanda. De cette dictature tropicale que Jean-Christophe Mitterrand fréquente régulièrement. Ils en font le nœud de leur démonstration. Le point d’appui de leur théorie. C’est là que se trouve le cœur du complot [contre la France en Afrique], assurent-ils. Et notre Président de les suivre, en totale connivence. (...) Nous vaincrons ces ennemis que nous désignons par l’expression “Khmers noirs de l’Afrique”. (...) En notre imaginaire, nous rejouons l’Indochine au Rwanda. (...) [La vision des apprentis-sorciers] justifiera la transformation d’un pays en un vaste laboratoire. Nous testerons, sur le terrain rwandais, l’efficacité de la nouvelle arme dont nous entendons doter notre armée. Un vieux rêve. (...) [C’est le lieutenant-colonel Canovas] qui mettra en place les éléments-clés de notre “guerre révolutionnaire” : le quadrillage des populations, la mobilisation populaire, la mise en place des milices d’auto-défense, la guerre psychologique... Le lieutenant-colonel Canovas est appuyé par l’amiral Lanxade, chef d’État-major des armées, le général Quesnot, chef d’état-major particulier de François Mitterrand, et le général Huchon, qui, après avoir été l’adjoint à l’Élysée du général Quesnot, prendra la tête de la Mission militaire de coopération, rue Monsieur. (...) À Paris, le chef de la Mission militaire de coopération, le général Huchon, coordonne l’ensemble de l’exercice en liaison avec le général Quesnot, chef d’état-major particulier de François Mitterrand. »
Selon le chercheur danois Sten Rynning, Lanxade était idéal pour la situation [de cohabitation] car il avait une parfaite connaissance de l’interface politico-militaire. » Le général Quesnot est un protégé de Jean-Pierre Chevènement, qui aurait lui-même été enthousiaste à l’idée du retour de la fameuse doctrine. La manipulation psychologique, les coups tordus, l’exploitation des événements, l’accusation en miroir en constituent la panoplie officielle. Une doctrine que François-Xavier Verschave comparait à une arme de destruction massive. Publié en 1970, l’ouvrage de Roger Mucchielli, Psychologie de la publicité et de la propagande, est un véritable mode d’emploi d’action psychologique. Il est significatif que de larges extraits photocopiés de ce livre aient été retrouvés à Butare par l’équipe d’Alison Des Forges. En 2006, le chercheur et journaliste Jean-François Dupaquier disait en substance ceci : « Qu’est-ce qu’un génocide, si ce n’est une conspiration ? »
S’agissant des unités spéciales françaises, dont on a trace ça et là dans diverses enquêtes, ces unités sont parfois officiellement présentes sous le sceau pudique de la coopération. Elles sont imprégnées, outre leur tropisme colonial, de la doctrine de la guerre révolutionnaire (DGR), greffée dans l’ADN de l’armée française depuis la guerre contre le Viet-Minh, seule force militaire ‘‘indigène’’ avec le FPR à avoir vaincu l’armée française. Cette DGR a pour singularité d’actionner ses leviers au sein des arrières, c’est-à-dire qu’elle s’attaque au problème des partisans potentiels du FPR, que l’on considérera être la population tutsie dans son ensemble, et grâce à laquelle les rebelles Inkotanyi nageraient dans les arrières du conflit comme des poissons dans l’eau. Il n’y a donc aucune contradiction pour ces soldats français en mission secrète à assister les FAR sur la ligne de front, tout en volant au secours de préfectures où les ‘‘opérations sur les arrières’’ se passent mal, comme à Bisesero. Dans le ghetto de Varsovie rwandais, les civils tutsis sont volontairement vus comme des ‘‘CRAP’’, une colonne menant des actions en profondeur. Il est révélateur que le colonel Rosier ait pu sous-entendre que les civils de Bisesero aient pu être ravitaillés par le FPR. Cela rappellerait quelque chose du côté du Viet-Minh.
De Dien Bien Phu à Kigali
Seconde guerre mondiale. En 1944, les Chindits, les ‘‘carabiniers birmans’’ du Royaume-Uni opéraient loin derrière la ligne de front afin de semer le désordre et inspirer un sentiment d’insécurité auprès des forces japonaises qui naviguaient de la Chine à l’Inde sur le continent. Les Chindits dépendaient totalement du ravitaillement par parachutage. Cette tactique du ‘‘camp-hérisson’’ fortement protégé ayant été employée avec succès, elle est reprise par les stratèges militaires français pendant la guerre d’Indochine : l’opération Castor est destinée à aéroporter dans la cuvette de Dien Bien Phu toute une colonie militaire qui s’organise en un groupement de fortins. Alerté, le Viêt Minh fait acheminer dans le plus grand secret des canons et du matériel lourd en pièces détachées. Le transport est réalisé à dos d’homme sur une route tracée par l’armée Viêt Minh à travers la jungle et les flancs des montagnes qui entourent Diên Biên Phu, positionnant ainsi des pièces d’artillerie. Du 13 au 15 mars, le Viet-Minh déclenche la bataille de Diên Biên Phu en pilonnant le camp français avec ses canons de 105 mm. Deux mois plus tard, le camp retranché tombe aux mains du Viet-Minh. Les pertes sont lourdes des deux côtés, mais la cuisante défaite de l’armée française conduira à l’indépendance du Nord-Vietnam.
Comment ne pas y voir une analogie inversée avec la grande attaque sur Bisesero du 13 au 15 mai ? Pendant cette période, tout civil tutsi y est vu comme un ‘‘combattant du FPR en puissance’’. Cela correspond non seulement à l’idéologie des auteurs du génocide, qui professent l’anéantissement total des Tutsis vus comme la cinquième colonne du FPR, mais également à la ‘‘croyance’’, telle qu’elle est exprimée par le colonel Rosier, en un ravitaillement des civils réfugiés à Bisesero par des colonnes avancées du FPR, loin derrière la ligne de front. Les Abasesero et les Tutsis de la région qui les avaient rejoints sont vraisemblablement perçus comme des Chindits du Rwanda. Les forces génocidaires auront feint d’y croire pour se donner le prétexte d’y perpétrer une attaque à la Dien Bien Phu en encerclant et pilonnant les ‘‘fortins humains’’ de Bisesero. À ce moment-là, à l’opposé, sur la ligne de front, la chute de Kigali, prise en tenaille par les artilleurs du FPR, semble irrémédiable, ce qui fait dire à Paul Barril : ‘‘Kigali, c’est Dien Bien Phu.’’
Le sort des survivants français de Dien Bien Phu est connu : la plupart seront internés dans des camps du Viêt Minh, d’où à peine un tiers en sortira vivant. De même, à la vue de ces fantômes décharnés, momifiés par l’ultime châtiment infligé par les communistes vietnamiens, comment ne pas y voir une analogie inversée avec ce qu’ont pu subir à Goma les rescapés gravement blessés de Bisesero ? La 14e antenne chirurgicale parachutiste présente à Goma n’est-elle pas justement l’héritière directe de celles qui ont servi à Dien Bien Phu ? Les similitudes sont telles qu’il nous a fallu énoncer l’hypothèse selon laquelle Dien Bien Phu a préfiguré ce qui allait se passer à Bisesero. Plus précisément, il se serait agi d’expier la défaite en accomplissant ce qu’avaient fait les Vietnamiens à Dien Bien Phu. Sauf qu’à Bisesero, il s’agissait en majorité de femmes et d’enfants.
(...) Pourquoi un génocide ?
Hypothèse : l’Élysée, aux premières loges du génocide, en supervise le déclenchement avec l’attentat contre Habyarimana, et le point final, c’est-à-dire le massacre du 13 mai, Turquoise étant une sorte de ‘‘service après-vente’’. Dans les zones non touchées par les combats, Bisesero est le seul endroit où la résistance civile au génocide est organisée.
Quel était l’intérêt pour Hitler et l’empire ottoman, du point de vue de la stratégie militaire, de perpétrer un génocide sur des civils non-armés ? Il n’y a aucune explication rationnelle dans un génocide, même en se considérant comme un rempart contre la voracité impérialiste des anglo-saxons. D’autant plus que la France aurait pu se contenter d’un appui militaire sur la ligne de front. Mais cette guerre, nous l’avons vu, est une guerre totale, elle requiert la participation de tous les civils contre l’ennemi intérieur. Or cet ennemi n’est pas qu’un ennemi politique. Il est, dans la configuration néocoloniale du Rwanda, un ennemi racialisé de manière obsessionnelle par les ethnologues surannés de l’Élysée. C’est le Tutsi, tout Tutsi étant considéré comme la cinquième collonne du FPR. Ce détonant cocktail a la dimension d’une arme nucléaire. (...)
Des motifs du soutien français jusqu’au-boutiste ont été avancés par les responsables eux-mêmes, tel le Premier ministre Balladur : ‘‘La France se veut une puissance mondiale. C’est son ambition et son honneur et je souhaite qu’elle conserve cette ambition”, déclare en juillet 1994 sur France 2 le Premier ministre, en indiquant que le “premier champ de son intervention, c’est l’Afrique”. La France “a un rôle éminent à jouer, spécialement en Afrique francophone.” Ne surtout pas perdre l’influence française : le Rwanda, pays stratégique, charnière entre l’Afrique centrale et de l’est, surplombe les deux zones, et c’est un accès aux richesses de l’Est-RDC. La théorie des dominos de la Françafrique est ouvertement avancée par Hubert Védrine, secrétaire général de l’Élysée. Elle traduit la peur de faire tomber l’édifice érigé par Foccart et De Gaulle.
(...) Straton Sinzabakwira livre son analyse : « Dans ses décisions, surtout celles du domaine militaire, Habyarimana consultait préalablement l’État français. (…) Les informations que je donne ici sont des informations fiables que je tenais d’André Ntagerura, un des ministres, originaire de la commune Karengera qui a passé treize ans au gouvernement et avec qui nous discutions souvent. (..) Par exemple, les Français insistaient pour que Bagosora soit le directeur de cabinet au ministère de la Défense. Cela avait causé beaucoup de problèmes, tellement que ceux qui avaient les rênes du pouvoir, les Bakiga, dans leur cercle restreint, commençaient à se chamailler à cause de cette nomination. Ma position de dirigeant de la commune me permettait de parler aux dirigeants du pays, et d’avoir accès aux informations de cet ordre » Mais il est évident que le processus du génocide, qui démarre en 1959, est porté par la propagande de l’État rwandais, dont l’idéologie raciale est partagée par un très grand nombre. Si le premier cercle des dirigeants est donc le premier commanditaire de ce génocide, la structure pyramidale de la Ve République et l’assujettissement des pays du pré carré français dans lequel le Rwanda venait d’être incorporé, nous font porter notre regard vers François Mitterrand, à qui revenait la décision ultime d’utiliser ou non l’arme du génocide, comme on appuie sur le bouton atomique. Il est difficile d’imaginer qu’une opération d’extermination d’une telle envergure, qui demande une planification méticuleuse à l’échelle d’un pays, n’ait pas reçu l’aval de Paris. Quand on parle de Paris, on pense surtout à une demi-douzaine de personnes : le chef de l’État et sa garde rapprochée de conseillers militaires et géostratégiques.